En janvier 22, Frédéric Deslias m’invitait à modérer une rencontre avec Damasio. Au cours des discussions de la journée, il nous apprenait qu’il partait en résidence à San Francisco à l’invitation de la Villa Albertine (l’équivalent de la Villa Médicis pour les États-Unis) au mois d’avril. Deux ans plus tard, Vallée du silicium est le résultat de ce voyage d’exploration dans la Silicon Valley. Essai écrit sous le haut patronage de Jean Baudrillard, il est le pendant idéal à l’essai sociologique La Tech d’Olivier Alexandre (que nous avions reçu à Nantes aux rencontres Ambivalences au festival Scopitone) et au documentaire The Last Town (sur Arte) de Fabien Benoit (également auteur de l’essai The Valley que nous avions reçu au Havre en 2019 au festival Exhibit !).
« Je suis un romancier. M’intéresse suprêmement le sentier plutôt que la carte ; l’enfrichement de la forêt plus que son quadrillage ; le récit et ses arcs plutôt que la flèche de la thèse. »
Alain Damasio ne se pose pas en essayiste mais en explorateur d’un territoire sur lequel beaucoup a été écrit depuis Fred Turner (Aux sources de l’utopie numérique, C&F, 2012) qu’il aura la chance de rencontrer. Il a le point de vue qui manquait, celui du romancier qui joue avec le langage, « le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine », et qui vient découvrir et défricher avec sa curiosité et ses a priori, qu’il interroge.
« Notre modernité technique est l’empire de l’identique ».
Comme avant lui Mike Davis à Los Angeles (l’essai culte City of Quartz, 1990), la chronique documentaire semble relever de la science-fiction, parce que le futur s’écrit maintenant et que la SF est une écriture du contemporain.
« (…) la disruption n’est qu’une corruption profonde du travail (…) une industrie sans idée. Elle ne fait que marchandiser et monétiser une pratique ordinaire (…) L’innovation dans le capitalisme consiste 95 fois sur 100 à décalquer dans tous les champs possibles une poussée anthropologique de fond : passer de la puissance au pouvoir. »
Coralie Camilli dans L’art du combat (PUF, 2020) chroniqué sur le site d’Oblique/s définit ainsi cette différence : « Réussir un mouvement, c’est réussir à l’abandonner (…) Dès lors, il se fait geste dont le propre est de se situer dans l’économie. (…) La puissance (en opposition à la force) se caractérise par sa non-mise en œuvre. (…) Ne pas faire ce qu’on peut faire, c’est au plus haut point l’expression de la liberté absolue. »
Un expatrié français dit : « Nous sommes dirigés par l’innovation technologique, c’est la tech possible qui nous leade. On invente puis on avise. C’est seulement ensuite qu’on cherche à savoir à quoi ça pourra servir et surtout comment faire du fric avec. »
Voilà pour le programme. Bienvenue dans la baie où « les lieux publics sont déjà moribonds à Frisco, il s’en dégage une atmosphère de collapse, bien loin de la ville européenne qu’on m’avait vantée. »
« C’est un asile sans murs (Tenderloin), à ciel ouvert, qui a la dimension d’un quartier à deux blocs du siège de Twitter. (…) Chacun affronte la totalité de la misère à lui tout seul. Certains parlent, certains crient, sauf qu’il y a autour d’eux une telle épaisseur de vide que la ville entière s’y dissout. » (…) « Mais je ne peux pas m’empêcher de me poser cette question : comment peut-on adosser, accoler presque, la richesse la plus obscène à la pauvreté la plus féroce ? »
On pourrait se croire dans le roman La famille royale de William T. Vollmann (Actes Sud, 2004).
Alain Damasio relève enfin une dimension qui n’est explorée que par les artistes : celle du corps.
« Bientôt, je me dis, bientôt on ne bougera même plus. (…) Nos besoins s’épuiseront dans des salles de fitness… »
« La vérité de ce monde qui vient est qu’il ne veut plus, physiquement, qu’on bouge.
Plus précisément, il ne veut plus que les corps - par nature contagieux, dérangeants par leur présence et bien trop vivants pour être tout à fait contrôlables - bougent.
Par contre doit se conserver l’impression de bouger (…) une mobilité mentale et pulsive qui n’a plus besoin des jambes pour opérer. (…) Bouger doit générer de la trace, pas de la liberté. Communiquer doit nourrir les datas. (…) Les réseaux seuls ont le monopole de la trace assurée. Donc tu dois circuler en eux. Tous les déplacements que vous ferez dans le métavers tiendront dans un carré de deux mètres par deux. »
Le corps serait un outil, une machine à performer. Les sciences humaines sont l’angle mort de l’industrie numérique. Un expatrié dit : « il nous faudrait des comités d’éthique, se poser la question des répercussions sociales, psychologiques ou politiques de nos découvertes et des techs que nous imposons à la société. »
« Il a tout à fait raison. Mais toute la culture californienne s’oppose frontalement à ça. »
À la critique, la tech répond : « la technologie est neutre, son impact ne dépend au fond que du bon ou mauvais usage qu’on en fait. C’est une idée courte, et même une idée stupide. » conte laquelle il faut se battre.
Il y a « le fantasme de dépasser la condition humaine, la conjuration des peurs, la volonté de pouvoir et la paresse jouissive. »
On ne pourrait mieux dire.
Pour l’actualité locale indépendante, culturelle et politique à San Francisco :
https://48hills.org
https://www.seuil.com/ouvrage/vallee-du-silicium-alain-damasio/9782021558746
PS : J’ai bien compris le procédé de « féminisation » de certains chapitres mais on conseillera plutôt la lecture de Wikifémia de Roberte la Rousse (Cécile Babiole et Anne Laforet, UV éditions, 2022) que nous avions présenté en mai 2023 à Ambivalences à Caen.